Par sa pratique, Ali Cherri tient la chronique des tâches quotidiennes de l’homme, évoquant une vision poétique de la conservation, du patrimoine, du travail et de la présentation in fine des découvertes archéologiques dans les musées de Paris.
Dans le cadre de sa programmation Satellite 10, le Jeu de Paume a commandé à Ali Cherri une nouvelle œuvre vidéo intitulée Somniculus. Le projet d’Ali Cherri s’inscrit dans un travail entamé depuis deux ans sur la place qu’occupe l’objet archéologique dans la construction des récits nationaux. En mettant en parallèle des ossements humains et d’animaux, des sculptures antiques et des objets de culte, Ali Cherri cherche à penser le musée non pas comme un conservatoire d’objets, mais comme un espace de représentation où les concepts sont associés à des objets. Au delà d’un rôle pédagogique, le musée concrétise l’écart qui sépare les objets de leur nom. Le film présentera des pièces des collections du musée de la Chasse et de la Nature, du musée du Louvre, du musée du Quai Branly-Jacques Chirac et du Muséum national d’histoire naturelle.
Filmé dans les galeries désertes de divers musées parisiens, Somniculus (du mot latin signifiant « sommeil léger »), d’Ali Cherri, exprime la tension entre la vie des objets morts et le monde vivant qui les entoure. Les pièces exposées dans les musées d’ethnographie, d’archéologie et de sciences naturelles sont toutes présentées dans leur contexte culturel comme autant de survivances de l’intérêt manifesté par l’homme. Préservé et exposé comme élément d’historiographie, chaque objet est représentatif d’un lieu ou d’une époque, chaque pièce continue à vivre en tant que réceptacle de sa propre histoire. Que se passerait-il si nous sortions ces objets du contexte de signification contrôlée que nous avons construit autour d’eux ? Leur valeur idéologique en deviendrait-elle moins sensible ?
En conséquence des différentes phases qui ont jalonné le cours des XVIIIe et XIXe siècles – Lumières, impérialisme, expansion coloniale –, les musées parisiens comptent parmi les institutions les plus encyclopédiques du monde. La trajectoire du musée moderne, qui mène du cabinet de curiosités à la structure néolibérale d’aujourd’hui en passant par le projet nationaliste et l’institution coloniale, reflète les idéologies changeantes de notre civilisation.
Somniculus propose au spectateur une succession de vitrines dans lesquelles les objets du musée s’affranchissent entièrement de ces régimes idéologiques. Nous percevons un lien de type prémoderne entre ces objets et nous-mêmes, dans lequel les objets ont une autonomie et une autorité qui leur sont propres.
Bien que l’ère moderne ait instauré un partage entre vivant et non-vivant, humain et non-humain, nature et culture, la visée de la pratique muséale est de faire revivre les objets du passé en réactivant des récits historiques. Les objets discontinus que donne à voir Somniculus – corps momifiés des anciens Égyptiens, animaux sauvages naturalisés, vestiges provenant de cultures non européennes – n’ont certes rien de vivant, mais ils continuent à nous parler et à nous hanter, comme s’ils voulaient transcender leur existence enclose.
Ces objets ne témoignent plus d’un univers de représentation cohérent, régi par l’ordre et la classification. Ils constituent l’amorce d’une autre fiction.
Si le musée moderne semble être un espace davantage dévolu à l’objet qu’au sujet, reste que le corps humain est un élément essentiel de la construction du monde tel que nous le connaissons. Alors que l’évolution de l’homme se définit volontiers par les progrès accomplis dans des disciplines telles que l’anthropologie et l’anatomie, notre rapport aux objets exposés dans les musées est souvent de détachement passif. Ali Cherri nous rappelle que regarder n’est pas un acte politique de mise en doute de la réalité visible, mais une façon d’interroger l’origine même du regard. La caméra s’attarde sur des objets éclairés par une lampe torche ; leurs yeux brillent en réponse à notre regard, tandis que d’autres objets sont entièrement dépourvus de la faculté de voir – les regarder, c’est comme sonder un abîme ou un trou noir.
Est-ce l’absence de vue ou d’yeux qui les empêche de voir ?
L’apparente nécessité qui nous contraint à voir, à ouvrir et à fermer les yeux fait signe au caractère inéluctable du sommeil et à l’ombre dont il est inséparable : la mort. Levant le voile sur ces espaces de perpétuelle signifiance au sein de la culture occidentale, Somniculus aiguise notre conscience de ce que voir et regarder veulent dire dans un musée. Nous comprenons, devant le spectacle d’un homme endormi dans une galerie déserte, qu’il est, lui aussi, le représentant d’une culture, d’une époque et d’un lieu.
Ces fragments à travers lesquels se lit la perte, la destruction et la violence sont autant de symboles du passé des civilisations. Conformément aux cultures qu’ils représentent, ces objets ne sont ni reclus dans les profondeurs d’un passé lointain, ni immédiatement visibles sous le jour de notre présent : ils sont perpétuellement en attente d’être réveillés.
Osei Bonsu
Né en 1976 à Beyrouth, Ali Cherri obtient une licence de graphisme à l’Université américaine de Beyrouth en 2000 et une maîtrise d’arts du spectacle à DasArts, Amsterdam, en 2005. Récemment, il a participé aux expositions suivantes : « But a Storm is blowing from Paradise » (Guggenheim, New York, 2016) ; « A Taxonomy of Fallacies : The Life of Dead Objects » (exposition personnelle, Beyrouth, 2016) ; « Matérialité de l’Invisible » (Centquatre, Paris, 2016) ; « The Time is Out of Joint » (Sharjah Art Space, Émirats arabes unis, 2016) ; « Earth and Ever After » (Saudi Art Council, Djeddah, 2016) ; « Desires and Necessities » (MACBA, Barcelone, 2015) ; « Lest the Two Seas Meet » (musée d’Art moderne, Varsovie, 2015) ; « Mare Medi Terra » (Es Baluard, musée d’Art moderne et contemporain, Palma de Majorque, 2015) ; « Songs of Love and Songs of Love » (Musée national de Gwangju, Corée du Sud, 2014). Ali Cherri vit et travaille à Paris et à Beyrouth.
Ali Cherri, Jeu de Paume, Paris.
Du 14.02 au 28.05.2017.