Alors qu’il vient de terminer une très belle exposition de ses oeuvres à la galerie Jean Fournier, Pierre Mabille présente un choix de toiles autour de son signe oblong et son “antidictionnaire” à la galerie des Beaux-Arts de Nantes. 


L’Antidictionnaire

Jean-Marc Huitorel Rennes. Juin 2014

“(…) Outre les listes et les images, L’Antidictionnaire de Pierre Mabille comprend encore quelques petits films d’une minute environ dont le merveilleux Smoke Charlotte (2006) où l’on voit une petite araignée tissant sa toile dans laquelle tombe une feuille verte (dont la forme est facile à deviner…) que l’industrieuse créature s’escrime à placer en position horizontale, telle que la souhaite l’artiste.

Il nous faut, avant de conclure, évoquer la dernière des modalités de l’Antidictionnaire, qui en constitue à la fois la chronique et le commentaire, une sorte de journal de bord. Pierre Mabille l’a appelée Série de l’Antidictionnaire. Elle se présente sous l‘apparence de formats A4, horizontaux, organisés autour d’une frise invariablement placée à 7 cm du haut et qui, sur toute la longueur de la feuille, aligne une suite de « formes » découpées dans les images, comme un focus sur ce détail qui est LE sujet, ainsi décontextualisé. À ce jour il en a réalisé une bonne centaine . Contrairement au diaporama qui peut se définir comme une pure archive, bien que possiblement exposable, cette série tire du côté du journal d’artiste en ce sens que la subjectivité ainsi que les éléments autobiographiques y occupent une large place. En outre, pas deux planches qui se ressemblent : tantôt thématiques (notation des lieux d’où les « fournisseurs » lui ont envoyé des images), tantôt purement iconographiques, tantôt très pédagogiques (quand bien même lesdites explications conservent leur part de mystère). Par exemple la planche BN 2009 comporte sur la frise une photo envoyée au moyen d’un téléphone par un ado ami du fils de l’artiste et qui représente un emballage de saumon fumé vu dans un supermarché, deux fuseaux parfaits en bois de décor sur le fronton d’un saloon, plusieurs images de dessins d’allure scientifique fournies par Bernard Moninot, l’un de ses « rabatteurs » les plus efficaces et prolifiques. Ces explications figurent sur le dessin que l’artiste complète par des développements divers : une transcription graphique d’une photo de sa femme et de son fils devant le décor western du saloon, à quoi il a ajouté plusieurs allusions à Donald Judd et à son repaire de Marfa où Mabille séjourna, western d’un tout autre genre…

Ajoutons ici le commentaire de la planche AG 2009 par l’artiste lui-même (discours autorisé) : « Juste trois photos : l’une explique ce vase genre design ikéa, la seconde reproduit l’environnement de ce nuage bien formé, la troisième montre ces sortes d’aspérités du sol d’une chaussée qu’un de mes fils a pris lors d’un raid en vélo en Croatie… j’ai collé un morceau d’un texte issu de Trop de monde, l’homme transformé en nuage, et du coup les images et les mots revêtent une sorte de mélancolie un peu imprévue au départ. »

Ainsi chacune des planches constitue-t-elle un monde en soi, bourré d’informations, de clins d’œil et de fantaisie, une véritable introspection plastique où parfois se retrouvent certains éléments d’un autre aspect du travail de Pierre Mabille qui mériterait une étude à lui seul : ce qu’on appellera, faute de mieux, sa poésie. Si nous mentionnons ici cette part de l’œuvre, c’est que celle-ci, au moins deux des plus remarquables de ses ensembles publiés, Trop de monde et On fait comment , repose très largement sur le principe de la liste. Le premier consiste en un déroulé alphabétique de la dérivation du syntagme nominal « l’homme ». Exemples : « L’homme au pistolet d’or » (…) « L’homme nouveau » (…) « L’homme qui cassait l’oreille des chevaux »… À quoi sont associés des petits textes /variations à partir d’une expression (« L’homme qui bricole ») ainsi que quelques détails très agrandis d’images issues de L’Antidictionnaire. Le second est un commentaire libre et inspiré de la peinture de Pierre Bonnard où l’accumulation des notations en liste rappelle étrangement la juxtaposition des touches du peintre. Les deux ouvrages sont dessinés et mis en pages par le talentueux Hervé Aracil.

On a longtemps cherché dans la peinture abstraite, comme pour justifier l’idée même d’abstraire, des figures qui pourraient venir du monde, des motifs issus du réel. On dirait bien que c’est l’inverse qui se produit dans la peinture de Pierre Mabille : elle inciterait plutôt à vérifier que la réalité environnante recèle bien ces formes, nommées aussi bien qu’anonymes, pérennes ou éphémères, dont sa peinture, dans un souci d’épure, avait auparavant créé le prototype. Et nous aimerions, pour conclure, poser l’hypothèse que L’Antidictionnaire opère la synthèse entre l’option d’une peinture abstraite et cette propension à la saturation figurative de la surface telle qu’on la trouvait dans les tableaux d’avant 1997. Ainsi, et c’est là tout son fécond paradoxe, cette peinture en apparence si simple et dépouillée, développe-t-elle, dans un constant va et vient avec ses « satellites », une puissance d’évocation et de révélation du réel par la pulsion acharnée de la nomination, par cette énergie qu’elle libère et par laquelle elle mobilise non seulement l’artiste mais la foule de ses collaborateurs improvisés, l’armée des regardeurs faisant le tableau, de ses fournisseurs de mots et d’images. Car ce sont eux qui multiplient la touche de pinceau originellement posée par l’artiste en 1996-97, non pas en l’imposant au réel mais bien en l’extirpant du monde. En d’autres termes, c’est ici, dans une extension illimitée du domaine de la peinture, l’indicible, l’irréductibilité de cette forme à toute nomination univoque, qui produit le visible”.

Pierre Mabille, Dulcie Galerie, Beaux-Arts de Nantes, du 05/03 au 11/04/15.

(Image, Pierre Mabille, Sans titre, 2014, acrylique sur toile, 89 x 116 cm. Photo Jean-François Rogeboz)