Le YIA, Young International Artists au Carreau du Temple fait un bien fou après la Fiac ou d’autres salons ! Ici, on respire l’émergence, des bouffées de jeunes talents qui s’empressent de nous étonner, émouvoir, écarquiller grand les yeux. Ouvretesyeux a fait son choix parmi les oeuvres exposées. Et a consacré une vidéo au stand de la galerie Lara Vincy qui présentait Léa Le Bricomte au travail remarquable. 

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Léa Le Bricomte – WAR KIT BEACH

par Julie Crenn

Down the street I’m the girl next door
I’m the fox you’ve been waiting for
Hello daddy, hello mom
I’m your ch ch ch ch ch cherry bomb

The Runaways – Cherry Bomb (1976)

La pratique de Léa Le Bricomte est articulée autour de son corps. Celui-ci est l’axe et le départ de chacun de ses projets. Elle génère ainsi une réflexion plurielle autour de concepts précis qu’elle multiplie et chahute : le corps, l’objet et l’image. Elle puise ses références au creux d’une période féconde et expérimentale de l’histoire de l’art, les années 1960-1970, en sollicitant des questions posées par les artistes issus de l’art corporel ou encore du Nouveau Réalisme. Deux mouvements dont les principaux acteurs sont profondément marqués par les mécanismes duchampiens qui trouvent une résonance dans l’œuvre de Léa Le Bricomte. Des mouvements historiques qu’elle a digéré en s’appropriant des problématiques précises (corps – objet – peinture) afin de dialoguer avec elles, de les poursuivre et de donner forme à de nouveaux objets, de nouvelles images en accord avec une vision personnelle de l’humain et de son environnement. Avec pertinence, elle allie ready-made (objets manufacturés – sériels), savoir-faire spécifiques (pièces artisanales – uniques) et actions (organisme – corps – mouvement) pour élaborer ce qu’elle nomme l’esthétique sécrétionnelle.

Elle explore l’univers guerrier en ayant recourt à des matériaux et à une iconographie militaire : obus, balles, cibles, médailles, menottes, armes. Des objets compris comme les vestiges de combats passés ou récents qu’elle récolte et collectionne, ceci afin de leur attribuer une nouvelle forme d’existence. Ils sont accumulés, moulés (vaseline, latex), augmentés de roulettes ou bien de plumes. Léa Le Bricomte opère à des croisements, à une créolisation non seulement des objets, mais aussi de leurs symboliques, de leurs histoires et de leurs portées sur un imaginaire collectif décloisonné. La série d’obus montés sur des roues de skateboard (Free Rider – 2011-2012) prend une dimension ludique, les munitions sont vidées de leurs fonctions offensives et dangereuses. Les APAV 40, obus de mortier et grenades sont associés à des plumes provenant d’une réserve indienne canadienne (Guerre de Tribus – 2012). L’artiste fusionne deux éléments provenant de deux cultures et de deux conceptions extrêmement différentes de la guerre : ses objectifs, ses codes et ses modes d’action. Les APAV 40 renvoient au monde occidental, industriel, tandis que les tressages en cuir et les plumes sont issus de l’apparat guerrier indien. L’artiste croise deux cultures, deux mondes en produisant des talismans alliant une idée de prolifération guerrière et un rapport primitif au combat. La prédominance du regard occidental (ses références et sa pensée) est remise en question au profit d’une conception ouverte, sans frontière. Chaque fois, l’artiste additionne et fusionne les antagonismes pour interpeller notre perception, dérouter les lieux communs et élaborer des traductions inattendues, subversives et espiègles.

Les œuvres jaillissent de glissements, de déplacements et de détournements formels, matériels et conceptuels. Au fil des objets, actions et interventions, elle pose une réflexion sur l’image et plus particulièrement sur la peinture. Elle questionne le medium : Quel est le sens actuel des images peintes ? Comment dépasser les productions historiques ? Quel est le statut du peintre, du producteur d’images, et plus largement de l’artiste ? La série de peintures (International Paintings Targets– 2012) nous donne à réfléchir sur ces différentes questions. L’image originale est un montage de l’artiste : un monument célèbre internationalement auquel elle a juxtaposé le motif d’une cible (élément récurrent de son vocabulaire iconographique personnel). La Maison Blanche, Le Taj Mahal et Notre Dame de Paris sont littéralement les cibles de nos regards, les trois symboles sont également de potentielles cibles puisqu’ils incarnent chacun une idée du pouvoir (politique, religieux, économique). Le montage a ensuite été transmis à une entreprise chinoise qui propose en ligne les services de peintres à la commande. L’artiste a donc soumis son image à des artistes-artisans qui produisent des peintures à la chaîne, de manière quasi industrielle. L’intention, le geste et l’image sont questionnés.

De la même manière, Dripping Medals (2012) possède une double lisibilité puisqu’elle engage un dialogue avec la peinture, l’art conceptuel et les modes de productions artisanales. Les médailles sont disposées les unes à côté des autres, les rubans multicolores semblent couler le long du mur. Elles nous rappellent les gestuelles des acteurs de l’Action Painting et la Colorfield Painting (notamment les Zip Painting de Barnett Newman). Non seulement Léa Le Bricomte interpelle l’histoire du medium et procède à un mixage des références visuelles et matérielles, mais elle y superpose une dimension symbolique forte. Dripping Medalsconcentre une sémantique plurielle, les médailles font référence à la reconnaissance d’une action, d’un engagement, en insistant sur des valeurs collectives comme le courage, la fidélité ou encore le mérite. Les rubans colorés proviennent de nationalités multiples présentées les unes contre les autres. L’œuvre affiche un internationalisme, une compilation d’histoires et de cultures ramenées sur un même plan.

Deux œuvres synthétisent le caractère pluriel de sa pratique. La première, une série Affiches dévorées anonymes (2009-2012) est le fruit d’une longue observation d’une colonie d’escargot avec qui elle cohabite. Elle en étudie les moindres mouvements, leur mode de vie et leurs actions quotidiennes. « La rumination est une métaphore de la pensée », les escargots grignotent, ingèrent et sécrètent des affiches colorées que l’artiste dispose sur leurs chemins. En se référant aux pratiques des affichistes du XXème siècle, Léa Le Bricomte ouvre un nouveau rapport non seulement à l’affiche (donc la fonction informative ou figurative est annulée), mais aussi à la couleur, à la peinture et au statut même de l’artiste. Ses assistants gastéropodes prélèvent le matériau et génèrent ce qu’elle nomme une peinture « post-humaine ». Leurs déplacements composent les affiches qui au fil de leurs parcours sont arrachées, décollées et altérées grâce aux sécrétions. Leurs organismes restituent ensuite des « micros pépites colorées » qu’elle conserve soigneusement (Fin de Parcours). Le matériau et les couleurs sont filtrés par un organisme vivant, ce dernier engendre une nouvelle forme picturale, un substrat inédit. La seconde, une photographie intitulée The Golden Boy (2011), résulte d’une action, celle de recouvrir de feuilles d’or le corps d’un boxeur et entraîneur thaïlandais. Le corps, l’ornementation, la pigmentation de la peau et le mouvement ne font plus qu’un. Le boxeur est stoïque, son corps se fait sculpture vivante, sa peau craquelée d’or nous rappelle la texture des peintures anciennes. Le corps est à la fois vecteur et support, son image produit une mise en abyme des préoccupations de l’artiste. Les deux actions attestent d’une volonté d’interroger et de critiquer l’œuvre d’art en tant que telle, mais aussi le rôle et le statut de l’artiste aujourd’hui.

À l’image des escargots qui ingèrent et digèrent les affiches avec lesquelles ils font corps, Léa Le Bricomte s’approprie des références, des objets, des rencontres, des expériences. « Je me nourris du contexte ; tel un ver de terre qui ingère son milieu, il traverse le contexte tout en étant traversé par le contexte. » Elle les rumine, les travaille et les restitue de manière syncrétique. Au moyen d’une pratique protéiforme et multiréférentielle, elle apporte des éléments de réponses sur une réflexion globale axée sur l’humain : ses rapports avec la nature, ce qui lui échappe, mais aussi ses dérives, son devenir, ses perditions, ses contradictions et ses possibilités qu’elle observe par le prisme de ses productions.

Julie Crenn, 2012

YIA. Le carreau du Temple, 4, rue Eugène Spuller, 75003 Paris.

Du 24 au 26/10/14.