En attendant un article sur Richard Serra et Constantin Brancusi, penchons nous sur l’oeuvre du vieux maître. Avec les témoignages de Dora Vallier, encore vivante, et le sculpteur Axel Cassel.

Au début du XXème siècle dans sa solitude de l’impasse Ronsin, à Montparnasse, Brancusi invente la sculpture moderne. Installations, séries, syncrétisme culturel, formel, mystique. Des interrogations à la pointe de l’actualité sculpturale d’aujourd’hui. Alors que le Guggenheim présente le superbe duo Brancusi-Serra, revenons sur Brancusi avec la célèbre critique d’art Dora Vallier qui témoignait et le sculpteur Axel Cassel qui racontait.

“Son lit était à trois mètres de la porte d’entrée. Il était couché. Très malade. Ouvrant à peine les yeux. Je suis restée debout un long moment. Je lui ai demandé ce que je pouvais faire pour lui. Il a simplement hoché la tête en signe de négation, et je l’ai laissé comme ca… C’était la dernière année de sa vie”. Dora Vallier racontait avec émotion ses deux ultimes visites à Constantin Brancusi. En 1956,  elle était une toute jeune journaliste. Lui, le sculpteur le plus célèbre du moment. Pourtant, dans l’atelier du 11 de l’impasse Ronsin,  pas d’infirmière attentive ou de fidèles s’attardant. Pas un seul livre non plus. Seulement la poussière recouvrant ses outils abandonnés. Il y avait aussi “une étrange odeur… car il avait l’habitude de faire ses salaisons, ses cornichons, ses choux, comme dans sa campagne natale… Et il buvait du champagne, du matin au soir, dans des pots de yaourt en verre”.

“Il était comme une sculpture”, disait encore la critique d’art. Rugueux comme ses socles. Lisse comme ses marbres. Entre rusticité et raffinement. Entre repli et mondanité. Ambivalence, étrangeté, énigme de l’oeuvre, de l’homme “tout de blanc vêtu, une espèce de soutane, et la barbe blanche qui le transformaient en patriarche. L’artiste  qui toute sa vie ne chercha “que l’essence du vol”, se confinait dans son atelier comme dans un de ses “Nouveaux nés”. Dans l’oeuf. Le cocon. Sa cosmogonie individuelle. Où il trouvait la nourriture et la substance. Tout y était. Sa culture roumaine, rurale et populaire, imbibée d’Orient et de mythologie hindoue. Sa filiation entre l’officiel Rodin dont il quitta brusquement l’atelier en 1907 et l’avant-gardiste Medardo Rosso qui lui fit découvrir la sculpture cycladique et prérenaissante. Là, hors du temps, sur cette “autre planète”, Brancusi a capté l’universel. Dans ses formes,  si rondes, si verticales, cylindres, hémisphère, arcs, losanges, si humainement organiques, comme dans ses thèmes si fondamentaux,  l’homme, la femme,  l’amour, l’oiseau, la mort.

“L’âme pesait très fort. Jamais je n’ai rencontré un être humain ayant choisi la solitude d’une manière si exclusive”, disait encore Dora Vallier. Parce dans ses variations infinie, en bois, pierre ou  bronze, il cherchait le sacré, Brancusi s’est tourné vers les arts archaïques. Vers les civilisations lointaines, africaines, asiatiques et indiennes. Cela commença en 1907. C’était l’époque de la découverte de l’art nègre et ibérique. L’ère industriel pointait son nez dévastateur. Picasso échangeait des masques africains avec Derain. Le Louvre accueillait ses premières pièces du Turkestan. Le sculpteur et ami de l’artiste, Jacob Epstein, se passionnait pour l’art Khmère. Brancusi lisait beaucoup, la biographie du moine tibétain Milarepa entre autres, et hantait les musées, Guimet, Cernuschi ou indochinois du Trocadero.  Aujourd’hui, les jeunes sculpteurs voyagent. A la recherche du même absolu, du syncrétisme, de l’essentiel. De ce “maximum de spiritualité et d’émotion contenu dans une forme d’une hallucinante simplicité, de cet archétype contenu dans toutes les civilisations”,  et qui bouleversait tant Axel Cassel.

“Une bonne sculpture doit être chargée”, expliquait encore l’artiste revenu d’Inde et en partance pour le Cameroun, regardant ses dernières “Conversations”. “Les sculptures sont parfois des exorcismes personnels. L’intensité passe dans la matière”. Même respect pour cette spiritualité vibrante, frémissante de vie, pour l’esprit de la matière qu’il faut révéler. Pour ce polissage qui transmue l’oeuvre en lumière immatérielle. Pour la taille directe qui respecte l’arbre, son axe, sa ligne. “Les noirs africains travaillaient avec le bois, disait Brancusi, à qui les vieux bergers Carpates avaient appris leur enseignement, mais il ne l’ont pas blessé, ils savaient éliminer les parties superflues afin d’en faire une sculpture fétiche”. Brancusi regarde la nature, les nervures des feuilles, le dessin des écorces. Cassel écoutait le bruit du vent qui souffle dans les bambous, comme des esprits. L’un et l’autre captent la forme essentielle. Et comme les Africains, ils  préfèrent tellement poser leurs sculptures à même le sol. Intensité, mystère et trouble. Ils réactualisent des traditions millénaire. Unissent le passé au futur.

“Ce que l’on peut faire de plus beau, c’est le partage”, avouait Cassel dans son atelier normand, son espace idéal où il assemble plusieurs figures, graines-bouches, ou ventre, ou cuisses, joue avec les vides quand il ne les photographie lui même, exigeant, comme le maître roumain.  “Mais je suis loin d’être aussi rigoureux que Brancusi”, disait-il, avec le sourire. Certes. Le premier explorateur  des formes d’expression environnementales, blessé par deux fois, en 1920 et 1928, répugne désormais à exposer ses oeuvres, et se retranche dans son atelier où dépouille encore et toujours plus les formes. “La Muse endormie”, “Mademoiselle Pogany”, “Le Nouveau né” se métamorphosent bientôt avec la légendaire “Maiastra”en étirements vertigineux, se tendent et s’élèvent jusqu’à la tension  finale de la “Colonne sans fin”. Très vite, le socle devient oeuvre. Certains seront même vendus de son vivant comme des sculptures à part entière.  Entre sagesse et innocence, cet homme qui croyait à la magie et aux forces occultes,  au diable et au Bon Dieu,  qui répètait “être malin, c’est quelque chose, mais être honnête, ça vaut la peine”, respecta scrupuleusement sa devise,  “reconnaître le miracle de la vie, révéler la beauté du monde”. Pour toujours plus “d’humanité”, concluait Axel Cassel. Anne Kerner

“Brancusi-Serra”, Guggenheim Bilbao, jusqu’au 15/04/12.

Images, Constantin Brancusi, Le Baiser, 1907/1908, Stone, Muzeul de Arta, Craiova. Et en home page et ci-dessus, Constantin Brancusi dans son atelier, 1933, Photo : © Collection Centre Pompidou, distribue par RMN, Paris / © 2012, Centre Georges Pompidou, leg de l’artiste  Georges Meguerditchian