Sam Szafran crée une oeuvre incroyable qu’il a inventé de toute pièce dans son immense atelier de la banlieue parisienne. Peintre des escaliers parisiens qu’il carrément personnifié, plus âgé, plus introverti, il se concentre sur son jardin de plantes dont chaque centimètre est une peinture en elle-même. A la fois un travail de patience et de titan. Désormais après le fusain, l’aquarelle. 

L’espace du papier, un gouffre de blancheur. Le trait noir d’une rampe, la griffe d’une calligraphie sûre et nerveuse. Et partout des vides et des pleins qui se déclinent à l’infini, l’appel fascinant du vertige et le goût tellement bouddhiste du rêve. Nul doute, un parfum d’Orient émane de l’oeuvre de Sam Szafran. Comme s’il voulait “imiter le Chinois au coeur limpide et fin” (Mallarmé). Comme s’il aspirait à vivre cette légende qui raconte qu’à force de concentration, de méditation, un vieux lettré chinois s’est effacé, perdu dans son tableau. Car un seul et même but soutient l’oriental et l’occidental : atteindre l’universel.

Or ici, nul jeux entre terre et ciel, nul paysage monochrome à la Wang Wei. Loin d’un art conceptuel qui n’en finit plus de mourir, loin des polémiques avant-gardistes et de l’art officiel, Szafran le solitaire célèbre une autre dichotomie, propre à son histoire. Partagé entre l’organique et le géométrique, avec l’acharnement d’un Giacometti ou l’entêtement d’un Cézanne, inlassablement, il dessine depuis plus de trente ans les mêmes plantes et les mêmes escaliers. Ces escaliers à vis des maisons parisiennes qu’il observe, scrute jour après jour, dans son atelier ou sur le pas de sa porte. En effet, dans ses oeuvres, un rideau de feuillage, une forêt de fougères, des lianes gigantesques remplissent l’espace au maximum, le comblent, le saturent. On dirait que l’artiste veut à tout prix se soustraire à l’angoisse du vide. Ailleurs, un escalier perfore un mur, creuse un sillage, une spirale plongeante, ascendante, une percée, une ouverture vers l’infini. Les lignes fuient. L’espace chavire. Plus de haut ni de bas, plus de montée ni de descente, mais un perpétuel recommencement. Comme si étouffé par trop de verdure, Szafran cherche cette fois, désespérément, un appel d’air. Et fuir la terreur du plein. Bien entendu, la débauche du végétal vient constamment contrecarrer le fantasme d’un essor, la promesse d’une perfection que ses innombrables escaliers pourraient lui insuffler. Or n’a t-il pas fallu que Henri Cartier-Bresson le photographie à travers les barreaux de l’escalier de son enfance pour qu’il réalise son attirance pour ce thème ?

A l’instar de Degas, Szafran emploie le pastel. Mais aussi le fusain et l’aquarelle. Au plaisir tactile et au brouhaha de la peinture, il oppose la musique de chambre beaucoup plus intimiste de ces arts ô combien traditionnels et soit disant mineurs. A la lourdeur de l’huile, ce “collant partenaire” comme la qualifiait Henri Michaux, il préfère l’aspect poudreux et magique du pastel, son velouté et son côté éphémère. “J’ai la nostalgie de l’époque où la peinture était un métier et non pas comme aujourd’hui un moyen de se montrer dans le monde. J’ai été élevé dans le respect des ancêtres”, déclare Szafran. A cette fin, il travaille sans cesse, se perfectionne à chaque instant. Car aussi fragile qu’une aile de libellule, le pastel demande une attention, une discipline de fer. Et l’artiste, toujours plus téméraire, de jouer sur un clavier de plus de 1600 tons, où pour faire du jaune, il prend du vert, où pour montrer un clair-obscur, il se sert du brun… N’a t-il pas choisi justement cette technique pour tester sa sensibilité ?

Plus tard, lorsque lorsqu’il aura réglé ses comptes avec la dissémination de sa famille et son passé de jeune juif dévasté par la guerre, il fera des oeuvres plus graves, comme un homme assis. Pour le moment, il en est encore à dompter ses plantes et ses escaliers. Anne Kerner

Sam Szafran, galerie Claude Bernard, 5/7, rue des Beaux-Arts, 75006 Paris. Du 22/05 au 05/07/14.

“Sam Szafran. Rétrospective”, Fondation Gianadda, Martigny, Suisse. Du 08/03 au 16/06/13. (Image, artnet.fr)