L’exposition de Jérémy Liron galerie Isabelle Gounod
“Le regard que Jérémy Liron porte sur le monde n’est pas anodin, anecdotique ou innocent ; bien au contraire, c’est un regard qui construit, fabrique et pointe du doigt un manque — celui d’une vision fragmentée, qui fait le socle de sa peinture. Ce ne sont donc pas seulement des façades d’immeubles que nous voyons, mais des présences dressées frontalement, comme des murs, aux volumes se détachant sur un ciel idéalement limpide, désespérément bleu, bien trop beau pour être vrai.
Les peintures de Liron sont comme pliées les unes dans les autres ; elles se répètent, mais ne sont jamais vraiment les mêmes, prises dans des variations parfois infimes. Elles témoignent d’un désir de perception, qui s’apparenterait à une quête de vision cézanienne. « Et l’on aura beau reculer, aucun morceau de paysage ne nous laissera voir ses bords », écrit le peintre pour qui la continuité est un leurre. C’est pourquoi, sur certains tableaux, apparaissent des triangles blancs, les réserves d’une image trouée, les pièces manquantes d’un sens que l’on ne parviendra pas à reconstituer. Et toutes les images, mises bout à bout, sont comme les séquences d’un film que l’on ne pourra jamais monter.
La pièce maîtresse de l’exposition —Paysage N°110, un monumental polyptique composé de six panneaux carrés —, est un point de vue depuis l’intérieur d’une architecture, pris à travers une grande baie vitrée ouvrant sur une savante géométrie d’ombres. Le point de vue est donc ici inversé : ce n’est plus celui du promeneur décidant de s’arrêter sur telle façade d’immeuble qui est privilégié, mais c’est bien celui de l’occupant, de l’homme de l’intérieur qui regarde au dehors. Le tableau retrouve sa nature classique, albertienne, de « fenêtre ouverte sur le monde », mais c’est maintenant le monde qui pose problème. Puisqu’ici, la fenêtre ouvre sur une perspective fermée, bouchée par la masse chaotique d’un arbre étrangement touffu : le monde est désormais inquiet, ralenti dans sa course, il n’est plus un Tout. C’est depuis l’intérieur de la Villa Noailles (chef d’œuvre moderniste signé Mallet-Stevens) que l’artiste a pris la photo qui allait lui servir de modèle ; ce détail a son importance puisqu’il nous rappelle l’intérêt que Liron porte à ces architectures blanches, sans fioritures, tels des cubes flottants dans le paysage, qui semblent avoir été désertées, de toute éternité.
Et c’est finalement un sentiment d’immense solitude que suscite cette peinture : l’artiste n’est plus là pour nous raconter des histoires et montrer la cohérence de toutes choses, même si le spectateur trop hâtif pourrait y croire. La seule certitude que l’on peut avoir face à ces toiles, c’est que nous sommes face à un récit fragile, défaillant, pour ne pas dire absent. Ainsi, les Images inquiètes sont les traces de cette nuit profonde dans laquelle nous sommes plongés: l’œil perçoit à peine quelques lignes, il s’y accroche et attend patiemment que le jour se lève sur un ciel faussement bleu, pour que tout recommence”.
Léa Bismuth, mai 2012.
Léa Bismuth est critique d’art, commissaire d’exposition et enseignante en histoire de l’art. Après des études en histoire de l’art et en philosophie à la Sorbonne, elle décide de se tourner vers la critique et écrit depuis 2006 dans les pages d’ArtPress, ainsi que dans divers supports. Elle vit et travaille à Paris. (Images ci-dessus, courtesy galerie Isabelle Gounod).
Le travail de Jérémy Liron pour Art Collector.« Un seul coin de béton rêche, la proximité d’un mur, un bouleau, des pans d’herbe plate, et souvent la présence imposante d’un austère bâti. On dira des peintures de Jérémy Liron qu’elles montrent le monde. Mais monde est un mot qui mérite que nous nous y arrêtions car il désigne davantage que notre terre habitée. Il faut sans doute revenir au sens premier de mundus pour entendre qu’il s’agit d’abord d’un ornement, d’un artifice, c’est-à-dire d’une fiction. Le monde, tel que nous le connaissons, n’est donc qu’un processus narratif propre à chacun d’entre nous. Nous ne partageons pas le monde. Nous partageons seulement l’illusion de le partager. Ce processus subjectif, nommons-le le faire–monde, se déroule en deux temps puis se répète jusqu’à finir nos yeux. Il est le ressac de voir et montrer, pour voir encore et mieux: le réel se présente à nous et nous le rendons à lui-même.
Les artistes s’y emploient plus particulièrement. Ce que nous appelons monde n’est alors qu’une image arrangée du trajet des yeux dans
la somme incalculable mais bien présente – comme impression – d’une multitude de feuillets mobiles superposés. (…) Que le réel se présente à nous est un fait. Dans le meilleur des cas, nous l’accueillons. La difficulté réside plutôt dans l’approche du reflux : « nous le rendons à lui-même ». Bien sûr, il ne s’agit pas de rendre à l’identique. L’air que nous expirons n’est plus l’air inspiré. De même, la peinture, si réaliste soitelle, ne donne qu’à voir le réel expiré. Ainsi, par bien des aspects, le travail de Jérémy Liron nous aide à comprendre ce qu’est voir, en tant que fabrique. (…) Peindre, c’est alors voir son propre aveuglement, se l’arracher de la figure. »
Armand Dupuy, in faire-monde&papillons éditions, Centrifuges 2011.