Laurent Grasso, prix Marcel Duchamp 2008, a conçu son exposition au Jeu de Paume autour de préoccupations qui traversent son travail : brouiller le rapport au temps et à la temporalité, rendre floue l’origine des objets montrés ; créer un dispositif d’exposition qui modifie l’architecture du lieu où elle est présentée ; interroger la perception du spectateur avec des situations qui ont une source documentaire, historique, mythologique mais qui contiennent un potentiel esthétique et fictionnel.
Interview de Marta Gili, commissaire de l’exposition de Laurent Grasso.
Marta Gili
— Il y a dix ans, je t’ai invité au festival “Printemps de septembre” à présenter l’une de tes oeuvres, Du soleil dans les yeux : une projection vidéo dont la bande sonore est composée, de très basses fréquences et dans laquelle défilent, sur une montagne très instable, des messages à caractère scientifique, induisant la possibilité de contrôler le cerveau humain grâce à des ondes imperceptibles. Ce qui a provoqué de véritables réactions d’angoisse de la part du public. Tu as réussi à déclencher des automatismes, presque inconscients, face à l’invisible et à la peur de ce que l’on ne connaît pas. D’autres de tes oeuvres comme Soyez les bienvenus ou le fameux nuage de Projection ont le même effet. Placer le spectateur aux limites d’une expérience psychologique et physique inquiétante est-il important pour toi ?
Laurent Grasso
— Mon travail s’est en effet toujours situé aux limites – de la réalité, de la croyance, de la science. J’ai abordé de nombreux champs d’application ou d’étude, mais toujours dans le but d’aller, techniquement, physiquement ou conceptuellement, vers une forme de limite. Elle existe dans Du soleil dans les yeux qui a un impact physique grâce au lien entre un dispositif architectural qui présente un film, le film lui-même et son contenu. Dans cette oeuvre, ce lien est renforcé par les messages que l’on lit dans le film et qui décrivent des risques auxquels le spectateur semble lui-même exposé par les fréquences des infra-basses diffusées dans la salle. Je cherche à recréer de micro-situations qui contiennent le pouvoir, la force ou la brutalité de celles auxquelles on est confronté dans le réel.
Marta Gili
— Dans tes installations, tu crées parfois un environnement occasionnant une perte de repères, un déséquilibre ou un trouble. Tu utilises pour cela des dispositifs architecturaux, des effets électriques, sonores, acoustiques, lumineux…
Laurent Grasso
— Oui, dans mon travail, dès le départ, je cherche à produire une expérience. Parce que les véritables expériences sont rares.
Marta Gili
— La réception de ton travail est justement une expérience au cours de laquelle le spectateur doit se placer de l’autre côté du miroir, dans un monde parallèle où les évidences sont trompeuses : un monde habité par la rumeur, les mythes, la superstition, la science-fiction…
Laurent Grasso
— Je veux jouer sur l’idée du réel, à travers des leurres. Un de mes premiers projets a été une exposition, “Escape”, qui présentait différents films – notamment un projet réalisé au Maroc sur les stratégies d’émigration clandestine – et, de l’autre côté de l’espace de projection, un espace parallèle caché où le spectateur pouvait découvrir un bar où de l’alcool était vendu. Un mur de 10 mètres de longueur avait été construit dans la galerie du forum Saint-Eustache et un court passage permettait de passer de l’autre côté de l’exposition pour arriver, au bout de ce couloir, dans ce bar clandestin. Cette idée de passer de l’autre côté de l’image, d’accéder à une réalité parallèle a débuté ainsi. Puis j’ai créé une cabine insonorisée avec une fenêtre à travers de laquelle on pouvait voir mon film Radio ghost. Ce film traite du rapport entre l’industrie du cinéma en Chine et la croyance en l’existence de fantômes qui peuvent apparaître sur les tournages ou sur la pellicule. Là aussi la question d’un monde parallèle était matérialisée par un dispositif d’exposition où l’on pouvait passer de l’autre côté du film et accéder à un autre point de vue. Je tente de reconstituer des fragments de réalité ou de créer des objets par des moyens similaires aux dispositifs que je souhaite reconstruire – le cinéma, l’architecture, une certaine période de l’histoire de la peinture – mais en y insufflant un décalage presque invisible, et en ayant plusieurs angles d’approche de l’objet présenté. Je veux aussi multiplier les points de vue de déambulation et d’écoute pour le spectateur, mettre en place une certaine forme de narration, sans exposer les références ni le processus. Il faut qu’il reste quand même une certaine forme de…
Marta Gili
— De secret ?
— Je parlerais plus d’une tension que d’un secret. Je cherche aussi une forme d’ouverture, voire de liberté, pour le spectateur. Qu’il ait la possibilité d’accéder au processus de création, au concept d’une oeuvre ou d’une exposition, mais pas immédiatement.
Marta Gili
— Une grande partie de ton travail comprend des films et des vidéos, ainsi qu’un dispositif pour les montrer. Tu travailles de plus en plus avec des objets, des néons, des peintures… Pourquoi cette évolution vers d’autres registres que l’image ?
— Je ne m’intéresse pas forcément au médium lui-même mais plutôt au vecteur de réalité qu’il me donne. Grâce à une peinture, je peux réussir à produire une sensation de voyage dans le temps. Je conçois aussi des objets comme des images. Par exemple, la série Studies into. The past est faite de sorte que l’on pense voir une peinture du XVIe siècle. C’est un travail sur le temps et sa perception. Des phénomènes montrés dans mes vidéos remplacent les phénomènes religieux habituellement représentés dans l’histoire de la peinture. C’est une façon de reconstruire l’histoire et le passé, en créant une fausse mémoire historique, l’important étant de produire un décalage, un vertige temporel face à un objet qui semble venir d’une autre époque – car il est réalisé d’une manière très historique – tout en rappelant un des phénomènes vus dans mes vidéos. Le néon 1610, d’après une constellation dessinée par Galilée, traitait du rapport entre le fait que la lumière des étoiles vient du passé et le temps que le Vatican a mis à reconnaître les recherches de Galilée.
Marta Gili
— Dans la science et dans l’histoire, il y a très souvent une tension entre la suspicion et la surveillance. Peux-tu en parler ?
Laurent Grasso
— Peut-être plus que de surveillance, je voudrais faire référence aux dispositifs de contrôle. Je pense aux écrits de Michel Foucault et de Giorgio Agamben. Dans The Silent Movie, on voit aussi qu’une architecture peut avoir un effet sur les consciences. Tout ce qui sert au pouvoir, à des sociétés secrètes, à n’importe quel groupe qui cherche à contrôler nos vies, m’intéresse lorsque cela produit une forme et une esthétique – le réseau Echelon (les sphères géodésiques), la base HAARP, que j’ai reproduite au Palais de Tokyo, les systèmes de surveillance que j’ai filmés en Espagne. D’autre part, l’observation est liée à la surveillance. Dans l’architecture carcérale pensée par Bentham, la tour centrale devait se transformer en chapelle le dimanche, afin de moraliser les criminels. On voit bien comment on glisse de la surveillance à l’architecture et l’effet qu’elle peut exercer, comme l’idée un dieu omniscient.
Marta Gili
— De quelle façon Silent movie, qui évoque un film policier, résonne aujourd’hui ?
Laurent Grasso
— Dans The Silent Movie, je montre les différentes strates temporelles de dispositifs de surveillance, de pouvoir et de mort, implantés sur la côte espagnole, depuis le XVIe siècle. Aujourd’hui, certains sont en activité et d’autres abandonnés ou en ruines. D’autres encore ont été reconvertis en lieu de promenades touristiques – comme Berlin et ses bunkers. J’ai rencontré un colonel de l’armée espagnole, qui dirigeait une unité de l’armée pendant la guerre civile, et aussi durant le franquisme, quand ces bases sont devenues actives. Il fait aujourd’hui partie d’une association qui revendique la conservation et la restauration de ces bâtiments. C’est justement cette confluence de plusieurs narrations sur un même endroit, ou sur un même sujet, qui opère un glissement de sens que j’essaie de réarticuler à partir de différents dispositifs.
Marta Gili
— Ton intérêt pour Galilée et le Vatican est semblable, n’est-ce pas ?
Laurent grasso
— Le Vatican est toujours très actif sur les questions scientifiques et artistiques. C’est un endroit unique, un vrai système passionnant à étudier, un état religieux avec un réel dispositif symbolique qui produit des formes et une influence dans le monde entier. J’ai filmé l’enterrement de Jean-Paul II et la foule qui attendait parfois jusqu’à vingt-quatre heures pour voir le corps du pape. Ce moment de l’attente est très étrange, presque païen, et la cérémonie était un déploiement de signes et de symboles, un dispositif d’une force incroyable. L’esthétique du pouvoir est l’une des préoccupations de mon travail, c’est-à-dire comment un dispositif produit une influence sur les consciences et consolide le pouvoir. J’ai suivi de près ces dernières années l’intérêt du Vatican pour l’art et j’ai été invité à une rencontre avec des artistes organisée dans la chapelle Sixtine par Benoît XVI, car le Vatican souhaite participer à la biennale de Venise avec son propre pavillon. Actuellement, je suis en discussion avec les autorités pour filmer l’observatoire du Vatican – c’est de là que proviennent les images de papes et de religieux qui observent l’univers au travers d’énormes lunettes astronomiques . Il m’a semblé que cela pouvait constituer un bon point de départ pour plusieurs oeuvres. Il y a une histoire politique du pouvoir et des luttes qui accompagnent ceux qui créent et cherchent de nouvelles représentations du monde, de l’univers, comme Copernic, Keppler, Brahé, Galilée. Et le Vatican s’est confronté, et parfois affronté, à ces scientifiques.
Marta Gili
— Quel rôle occupent les interférences de la foi, des convictions et des croyances, bref, de la pensée magique, dans ton travail ?
— On peut parler de pensée magique, moi je parlerais plutôt de l’inconscient. Notre regard est formaté par notre environnement. On peut l’appeler magique pour résumer, mais en tout cas cette action existe : quand on voit une oeuvre, cette oeuvre a un effet réel sur le cerveau et sur la vie de celui qui la regarde. Dans mon projet sur les architectures de surveillance à Carthagène, en Espagne, il n’y a rien de magique, mais j’essaie de montrer que dans l’architecture, dans un bâtiment, il y a une forme de pouvoir, une action sur l’inconscient d’un peuple. L’architecture possède une fonction utilitaire, mais aussi symbolique qui influence notre manière de penser. C’est un principe qui a déjà été bien analysé dans Surveiller et punir, mais cela n’est pas réservé aux bâtiments carcéraux. Tous les objets qui nous entourent façonnent notre regard sur le monde. C’est en cela que mon travail compte une part documentaire qui contient des éléments que l’on peut identifier mais qui sont agencés autrement. Et c’est cette part de réel que tente de reproduire mon travail. C’est pour cela que pour faire mes films, les modes de production sont similaires à ceux du cinéma mais pour un résultat autre. C’est la même chose pour mes projets d’architecture ou pour une peinture primitive flamande.
Marta Gili
— Peux-tu nous parler de la nouvelle pièce que tu veux produire autour de Tycho Brahé ?
Laurent Grasso
— Pour mon projet au Jeu de Paume, j’ai voulu mettre en rapport l’intérieur avec l’extérieur du bâtiment. On m’a parlé du dispositif de Tycho Brahé, le château observatoire Uraniborg, sur une île autogérée, un territoire entièrement dédié à l’observation du ciel à une époque où la lunette n’avait pas encore été inventée par Galilée. Il y a un lien très fort entre la spécificité de l’architecture du château d’Uraniborg et le dispositif que j’ai essayé d’imaginer pour le Jeu de Paume. Dans des pièces semi-enterrées, Tycho Brahé observait de jour en jour le déplacement des étoiles, notamment la nouvelle étoile apparue en 1572 (nova stella). Plusieurs sens se croisent : l’observation du ciel, un dispositif architectural avec des points de vue sur l’univers, un territoire parallèle et autonome, le pouvoir et la recherche de représentations de l’univers. Tycho Brahé a eu une influence sur le monde politique en Europe et s’est vu offrir l’île de Hven par Frédéric II de Danemark qui l’en a chassé vingt ans plus tard. Il existe une très belle sculpture de Tycho Brahé, le visage tourné vers le ciel, et mon idée a été de filmer ce visage avec un travelling du ciel vers le sol, et ce qui reste de son observatoire.
Marta Gili
— Quelle est la spécificité du dispositif de l’exposition au Jeu de Paume ?
Laurent Grasso
— Il part d’un constat : beaucoup de mes oeuvres entretiennent un rapport avec une réalité autre, parallèle. Un ensemble d’oeuvres étudiant l’histoire de certains dispositifs créent des représentations de la réalité avec différentes approches : locale avec Silent Movie, symbolique avec Bomarzo, politique avec le faucon, astronomique avec Tycho Brahé, religieuse avec les oiseaux. Comme dans d’autres expositions, j’ai voulu créer un dispositif architectural qui génère une tension similaire à ce que j’essaie de produire avec mes films. Il s’agit de matérialiser un dialogue avec une réalité parallèle. J’ai donc conçu deux expositions, avec un envers et un dehors : un couloir vide avec quelques percées, et des passages vers un autre côté plus labyrinthique qui amène vers les salles où sont montrées les films et d’autres oeuvres. Certains d’entre eux peuvent opérer de micro décalages afin de susciter des doutes, de jouer avec les mécanismes de la paranoïa, de l’ambiguïté, de la croyance, de la rationalité, de la fiction ou de la vérité. Créer des représentations en permanence, c’est une manière de s’approprier le réel et, en quelque sorte, de se protéger de lui.
Après l’ouverture de l’exposition, la critique d’ouvretesyeux.
Laurent Grasso, Uraniborg, Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, 75008 Paris. 33 (0)1 47 03 12 50. Du 22/05 au 23/09/12.