“Ces paysages d’eau et de reflets sont devenus une obsession. C’est au-delà de mes forces de vieillard, et je veux cependant arriver à rendre ce que je ressens”. Sur l’eau, sur terre, et s’il avait pu dans les airs… Assis dans sa barque ou sur son haut tabouret, entouré de dix toiles qu’il brosse à chaque instant, le vieux papa de l’impressionnisme cherche avec frénésie à capter l’ineffable : “la surface presque invisible qui sépare la lumière de son reflet”, écrit Claudel.
Avec la même intransigeance que Cézanne, il détruit. Et recommence. Pour quels tourments ? Pour quelles extases ? Insatisfait, il étudie ses toiles pendant des mois quand, dans un accès de colère, il ne les brûle par dizaines, leur donne un bon coup de sabot, ou encore, jette pinceau, palette et couleurs par-dessus bord… Et se retrouve démuni, la rage au bout des doigts ! En 1908 donc, et depuis vingt-cinq ans déjà, Monet s’est enfoncé dans son jardin pour ne plus en sortir : pour abolir l’abîme entre peinture et nature, et ses plantations désormais jalonnent ses errances.
Ivre de vie et de lumière, en bras de chemise, les mains noires de terreau, “hormis la peinture et le jardinage, je ne suis bon à rien”. En 1883, à quarante trois ans, en pleine force de l’âge, le maître s’installe avec sa femme et leurs huit enfants au Pressoir, domaine de Giverny. Lavé de rose, bleu et jaune, extraordinaire à la Trenet, son refuge se dresse comme “une chose d’agrément et pour le plaisir des yeux, et aussi d’un but de motifs à peindre” : des carrés saturés de pivoines du Japon, d’iris, de tulipes, de ravenelles, des treillages inondés de glycines et de roses, et son célèbre bassin bordé de bambous, baigné de nénuphars blancs au doux nom scientifique de nymphéas, fruit d’une lutte acharnée contre les intempéries et pour lequel il détournera même le cours d’un ruisseau. Monet passera “des heures à regarder nuages et carreaux de ciel bleu passer en féeriques processions, au travers de son jardin d’eau et de feu”, témoigne son fidèle ami, le Père la Victoire.
Diable de peintre, qui la brouette pleine de toiles cavale d’un bout à l’autre de son jardin ou reste planté dans son laboratoire-atelier, l’oeil fureteur comme celui d’une sentinelle. Et diable de jardinier, qui rapporte des graines de Rouen, de Norvège, dévalise le pépiniériste versaillais Truffaut, échange sans cesse des conseils avec ses inséparables compagnons Caillebotte et Mirbeau quand il n’ envoie quelque espèce rare au Tigre son voisin. Effondré par la poussière qui abîme ses nymphéas, il fait goudronner à ses frais la route qui longe sa propriété. Pour vérifier l’installation du chauffage de la serre, il y dort toute une nuit avec sa famille. Et ses fils de découvrir un nouveau pavot qu’ils s’empressent de baptiser “papaver Monetti”!
Patriarche solitaire, il peint dans ce jardin d’Eden une sorte de testament en forme d’éblouissement coloré. Très vite il abandonne les séries, meules, peupliers et cathédrales qui viennent de faire sa fortune, et à partir des années 1890, il zoom, microscopise. En 1906, fini horizon et terre ferme. Le tableau se renverse. Il n’y a plus ni haut, ni bas. Le geste colérique, Monet balafre ses oeuvres d’une matière dense et épaisse. Plus de petites touches fragmentées, de jolis coquelicots ou de jeunes filles à l’ombrelle. Plus rien surtout de cette légèreté brumeuse, un peu molle et si douce. Trente ans avant Pollock, Rothko ou Sam Francis, il plonge dans la toile comme dans le chaos, efface tout point de fuite, couvre de toute part ses oeuvres comme des “all over” à l’américaine. Les désormais insondables reflets prennent des dimensions encore plus hautes, encore plus longues. Gigantesques. Et les touches. Ah, les touches… Enormes. A se vautrer dedans. Mais ses yeux avant lui se fatiguent de cet inventaire obsessionnel d’écheveaux et de volutes brutes et sans cesse reprises. “J’aimerai tout peindre avant de n’y voir de tout” s’exclame t-il impuissant.
Dur destin en effet pour ce “malade de la rétine”, comme le surnommait les ennemis de l’impressionnisme qui, les yeux brûlés par une cataracte accentuée d’une xanthopsie et d’une cyanopsie, ne voit plus que de très près ou d’un oeil seulement. Et si Monet éclabousse ses toiles de jaune, orange, rouge en 1923, puis de bleu en 1924, c’est qu’il ne perçoit plus que ces couleurs. “C’est fou, archifou”, se lamente t-il. Pourtant, après des périodes de fatigue et de désespérance, soigné par plusieurs ophtalmologistes, après des remèdes miracles, des gouttes qui eurent “un effet prodigieux”, une opération et des lunettes teintées de différentes couleurs, il croit accomplir des progrès : “mais je peux me tromper, car ma vue s’affaiblit de jour en jour”. Le pinceau se déplace révolté, trouant de puissants gribouillages, de tourbillons enflammées, désespérément la membrane de la cécité pour atteindre la clarté du monde. Dans l’immense atelier construit spécialement pour les nymphéas, Monet n’a plus qu’à adapter ses procédés de travail à sa vue : “la plupart du temps, j’ai posé le ton au hasard, me fiant uniquement… aux étiquettes de mes tubes”.
Peut-être inconscient de leur modernisme, Rembrandt avant lui, Dubuffet après lui, se sont approchés de la mort, une liberté dévoratrice de vie guidant leur main. Le seigneur de Giverny s’est éteint par une journée d’hiver de 1926, veillé par sa belle-fille Blanche, “l’ange bleu”, comme l’appelait Clémenceau : il ne parlait plus que de son jardin.
Fondation Claude Monet, 84 Rue Claude Monet 27620 Giverny. 00 33 (0) 2 32 51 28 21.