En 1952, âgé de 83 ans, Henri Matisse peint une de ses dernières oeuvres, le “Nu bleu”. Nulle glorification religieuse à la Rembrandt, nulle folie dévastatrice à la Van Gogh. Seulement un nu découpé à vif dans la couleur, “taillé dans l’idée du bleu absolu”. C’est-à-dire pour le peintre, l’oeuvre la plus simplissime et la plus sublime aussi, la plus réussie, celle qu’il a recherché pendant près de soixante ans : une nudité devenue dénuement, épure, liberté. Mais que de temps passé avant de voir émerger ces corps de ses mains ciseleuses et vieillies. Que de labeur acharné pour dominer ses forces dévastatrices et donner à voir une nature idyllique, tout droit sortie du jardin d’Eden.”Je m’emploie à créer un art qui soit pour le spectateur… une sorte de calmant cérébral, de trêve, de certitude agréable, qui donne la paix et la tranquillité”. Fureur et nihilisme, maîtres-mots des avant-gardes du début du siècle, ne font guère partie du langage d‘Henri Matisse. Loin de la folie de Van Gogh, des frasques de Picasso ou de la provocation d’un Duchamp, l’artiste s’acharne pendant près de 60 ans à rassurer et consoler, en peignant un hymne au bonheur. Son église ressemble à un temple de joie non à une chapelle expiatoire.
D’ailleurs, ni souffrance, ni mort ne planent sur une enfance apparemment sans histoire. Seul le carcan asphyxiant de la petite bourgeoisie du début du siècle étouffe son goût pour la peinture. Et c’est déjà beaucoup. Ses parents droguistes à Cateau-Cambrésis lui tracent un chemin banal et sans histoire : il sera auxiliaire de justice. En 1890, Matisse a 21 ans. Pendant la convalescence d’une appendicite, sa mère lui offre une boite de couleurs. Sa vie est chamboulée. L’ancienne modiste l’éveille à la peinture, certes. Mais plus encore, elle donne à son fils “la révélation de la vie dans l’étude du portrait”. En fait, Oedipe veille et guidera la main du peintre jusqu’à sa mort. L’image fascinante de la mère sublimée en femme n’aura de cesse de hanter son oeuvre. A travers sa métaphore toujours plus pure, plus abstraite, plus idéale, il tentera de résoudre un problème jusque-là demeuré insoluble : célébrer les noces de la ligne et de la couleur. Il est certain, jamais il n’oubliera cette “bizarre fleur qu’il a sentie, enfant, au filigrane bleu de l’âme se greffant”, cette force incontrôlable qui l’intrigue et le pousse, “étrangère, avoue t-il, à sa vie d’homme normal”.
Cette impulsion l’entraîne à se “dépêcher au travail”. Il débarque à Paris en 1892 et fait son apprentissage dans l’atelier de Gustave Moreau. Lui qui deux ans auparavant n’avait encore jamais regardé un tableau, dévore le Louvre des yeux et se “cherche partout”. Puis c’est la découverte de ses contemporains et de l’Orient. Dès 1906, le Maroc ébranle l’homme du nord autant que le sud de la France et l’éblouit par sa lumière. Et voilà notre ex-clerc d’avouer qui digère les influences majeures de son temps, pour finalement ne plus jurer que par “Cézanne et (l) es Orientaux”. Entraîné par la pulsion dualiste qui le tourmente, le désir incessant de “faire deux choses en même temps”, il va brusquement bousculer les règles de l’art.
En 1904, en compagnie de Signac, Matisse pointille. Avec “Luxe, calme et volupté”, le thème de l’âge d’or, d’une vie originelle au sein d’une nature édénique est lancé. Il n’en démordra plus. Mais déjà le fauvisme secoue le divisionnisme. L’artiste passe l’été suivant avec Derain à Collioure, voit des oeuvres de Gauguin, s’intéresse à l’art “nègre”. Du coup, Matisse sort ses griffes. “La femme au chapeau” ne fait pas seulement éclaté le scandale de “La cage aux fauves”. Elle lui révèle une prédilection pour la figure : “Ce qui m’intéresse le plus… c’est la figure, c’est elle qui me permet le mieux d’exprimer le sentiment pour ainsi dire religieux que j’ai de la vie”. Et 35 ans plus tard d’écrire encore : “Mes modèles… sont le thème principal de mon travail… L’intérêt émotif qu’elles m’inspirent ne se voit pas spécialement sur la représentation de leur corps, mais souvent par des lignes ou des valeurs spéciales qui… en forment son architecture. C’est peut-être de la volupté sublimée…”. Alors que Picasso cubise tristement avec les “Demoiselles d’Avignon”, Matisse attaque avec une violence outrancière “La gitane” (1906), le “Nu bleu” (1907) ou encore les figures de “Luxe I et II” (1907-1908). Il lutte dans un corps à corps sans merci avec la femme, avec la peinture. Les lignes éclatent et se morcellent, les couleurs pures, étirées, écrasées crient, l’une plus fort que l’autre. Derrière ce masque hurleur toute ressemblance est sacrifiée. Dénonce t-il ainsi la mauvaise mère, la maîtresse, la prostituée ? En tous cas, Matisse sait qu’il ne peut vaincre l’objet de son désir qu’en unissant par un amour exacerbé le dessin à “ces couleurs qui éveillent le fond sensuel des hommes” : jouissance frustrée qui ne peut se réaliser que dans l’acte de peindre, cet acte où l’artiste communie avec la Nature maternelle et nourricière, où il se perd enfin pour mieux la donner.
Affublé d’une barbe blonde et d’une allure doctorale, Matisse devient le chef de file d’une certaine peinture française. C’est le moment où jamais d’ordonner ses découvertes. De plus en plus, il simplifie les figures, réduit la palette, discipline la touche. Si l'”expression” est le but à atteindre, il ne l’obtient pas par une l’outrecuidance de l’émotion. Ce n’est ni un romantique, ni un Van Gogh, encore moins un expressionniste allemand ! Au contraire. Seule la recherche des “lignes essentielles” et “la disposition du tableau” comptent. Avec les trois couleurs – “l’azur du ciel, le rose des corps, le vert de la colline” – et les cinq formes de “La Danse” (1909-10), exécutée pour le collectionneur russe Chtchoukine, la concision tant recherchée s’annonce. Mais avec l'”Algérienne” et le “Nu rose” (1909), l’expressionnisme matissien se décante encore. Et les figures, traitées en sobres et vigoureux aplats d’évoquer la pratique de la gravure sur bois fort à la mode dans les pays germaniques. Son but ? Tendre vers “la sérénité par la simplification des idées et de la plastique”.
En 1917, réformé et en pleine possession de ses moyens, Matisse s’installe à Nice : “travail et joie”, dit-il. Sa peinture se tranquillise, se détend pour de bon. Est-ce seulement l’influence heureuse du vieux Renoir qu’il voit à Cagnes en 1918 ? Le climat apaisé de l’après-guerre ? Est-ce parce que le corps féminin devient son unique centre d’intérêt ? Délicieusement, les odalisques envahissent ses tableaux. Etendues, assises ou accroupies elles communiquent une douce fureur de vivre. Elles sont femme, le plus admirablement possible, c’est-à-dire dans le luxe et l’oisiveté. Rêveuses ou endormies, offertes comme les belles du romancier japonais Kawabata. Terriblement troublante, la suavité rosée de leur chair ondoie sous une lumière savamment distillée. Déjà le nu se fond dans la profusion ornementale et orientale du décor : seules les arabesques et les taches de couleurs rythment la toile.
En 1930, l’intermède chatoyant de la lumière prend fin. Matisse revient à ses premiers amours. Dans les deux versions de “La Danse” destinée à la fondation Barnes aux Etats-Unis, il retrouve à la fois le thème de 1910 et les recherches sur la découpe et les aplats. Un labeur de trois ans. Le résultat ? Un rose, un bleu, un noir, un gris, une couleur plate, unie, sans aucune vibration. Les formes ne sont plus que des signes abstraits. Cinq ans plus tard, “Le Nu rose” lui donne à nouveau du fil à retordre. Pas moins de vingt-quatre états successifs parviendront à la lente mais incomparable réussite de l’arabesque finale. Pour l’aider dans son entreprise, il s’aide de papiers collés et gouachés. Ne le voilà-t-il pas qui découpe, dépèce véritablement le corps féminin, “à vif dans la couleur” ? Pour atteindre “une forme décantée jusqu’à l’essentiel : … Jamais, je crois, je n’ai eu autant d’équilibre qu’en réalisant ces papiers découpées… Je dessine directement dans la couleur, qui est d’autant plus mesurée qu’elle n’est pas transposée. Cette simplification garantit une précision dans la réunion des deux moyens qui ne font plus qu’un”.
Anne Kerner
Matisse, paires et séries, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris. Jusqu’au 18/06/12.
Image home page– Henri Matisse: Le Rêve, Hôtel Régina, 1940, « La Dormeuse » Collection particulièr, détail et ci-dessus, Matisse, Le Nu Bleu III, 1952, courtesy Succession Henri Matisse.