La première monographie consacrée à l’artiste photographe française qui développe un travail cohérent et très personnel sur les thèmes du corps, de la nourriture et de l’image photographique elle-même : un parcours visuel complet dans une oeuvre dont les développements récents sont aussi désarçonnantes que les premières manifestations tout à la fois étranges, inquiétantes et attirantes parce que séduisantes.
Un livre : Natacha Lesueur – Surfaces, merveilles et caprice, Thierry Davila, MAMCO- Monographies.
Même pas trente ans, et Natacha Lesueur grimpait sur la scène artistique française. Cette étoile de la photographie ne cesse toujours de jongler avec le corps. Entre fascination et répulsion.
« Je m’intéresse à l’apparence et à l’univers de la femme parce que, tout simplement, c’est ce que je connais le mieux », confie presque d’emblée, Natacha Lesueur, un peu énervée par l’image soit disant féministe qui commence à lui coller à la peau. Trois jours qu’elle n’a presque pas dormi… avec la préparation de la Fiac et son vernissage dans les jambes, cette grande fille de 29 ans va tout de suite droit au but. Et clôt l’interrogation sur son éventuel phénomène de mode : «Lorsque j’étais étudiante, Villa Arson, à Nice, je réalisais déjà des photos de corps en gros plans associés à de la nourriture… Cela vient d’un goût personnel. J’utilise les éléments alimentaires pour leur couleur et leur texture, mais aussi, évidemment, pour leur charge symbolique ». De cet enseignement et de ses illustres professeurs, elle garde d’ailleurs des traces inoubliables. « Axel Hubert m’a appris, d’un côté, l’action, les choses qui vont vite. Tandis que de l’autre, Noël Dolla m’a enseigné à les ranger». Depuis Natacha Lesueur ne cesse de s’amuser du corps et de son apparence. « Parfois, on dit qu’une seule bonne idée suffit dans la vie d’un artiste !», dit-elle en riant. Mais le jeune femme brune n’est pas du genre à se laisser endormir sur ses lauriers. Pour preuve, ses différentes recherches n’ont fait, depuis six ans, qu’évoluer, s’entrecroiser, se superposer et se contredire. Pour mieux se stimuler.
La nourriture ? Natacha Lesueur n’en démord pas ! Et même si elle cherche régulièrement à la tromper, elle y revient comme une grande amoureuse attachée à son amant. Car avant tout, l’artiste s’abreuve de ce qui lui passe sous la main. Happe le quotidien. Dévore tous les domaines. « Je suis perméable », dit-elle. Presse féminine. Livres de cuisines. Pochettes de disques. Publicités. Images de modes et leurs codes…Et l’art et son histoire, évidemment. Velasquez, Titien, Cindy Sherman, sa grande vénération. « Dès 1994, je picorai un peu partout des images glamour de femmes-enfants», poursuit-elle, en montrant son travail de l’époque. Première échappée belle hors des tentations alimentaires. Premiers marquages des corps aussi. L’artiste s’approprie des perles en plastique de petites filles en forme de fleurs… qu’elle monte sur élastique. Rien d’innocent dans tout ça. Son but : laisser une empreinte sur l’épiderme. Sa technique : poser le corps pendant 20 minutes sur un moule faisant pression sur les parties saillantes des chairs. Résultat : les marques prenaient la place d’un vêtement hypothétique d’une Lolita en culotte rose à volants. « Il fallait que l’on sente une contrainte douloureuse », explique t-elle. Sensations. Fortes. Cadrages. Serrés. Et jamais de visages. Surtout jamais de visage. Aucune identité. Le corps de la femme doit rester générique. Pour accentuer peut-être le malaise. Augmenter la fascination. Le mystère. Zoom.
Perfection. Attention. Lenteur. Les mains de Natacha Lesueur n’aiment pas les temps mort et travaillent continuellement leur ouvrage. Elles passent sans cesse de la cuisine à l’atelier. Des chaud-froid de grand cuisinier à l’adresse du pinceau d’un maître classique. En 1997, l’artiste s’empare de la technique de l’aspic pour concocter des chaussettes de gélatine bordées de losanges de poivrons, invente des bas en crépine de porc et, forte de sa technique et de ses envies, se lance dans une série d’incroyables bonnets de bain truffés de légumes, de poissons et de charcuteries en tous genres. Maquillages et parures. Jeux de l’artifice. Tentations. « Tout ce qui était dessus parlait de ce qui était dedans, dit-elle en désignant ses têtes. Ce sont des sortes de photos d’identité prises à l’envers… Mais mon travail n’a aucun intérêt en deux dimensions », insiste t-elle. En effet, la chambre noire métamorphose le tout. « Après de nombreux projets et dessins préparatoires, la mise en place reste très longue et la photo doit se faire vite ». Tant pis. La plasticienne tient à ce que tous les détails restent visibles. Et si ses oeuvres se lisent comme des tableaux abstraits ou anciens, si elle s’inspire de la peinture géométrique ou des illusions ingresques, tenant absolument à un « effet pictural », elle souligne la crudité des subterfuges, montre bien du doigt les dérapages, les fontes et les grains de la peau. « Dans les magazines de mode, on mappe, chez moi, ça vrille ! ».
Aération. Brûlée par un désir de vision. Cette membre du collectif « La Station », à Nice, très engagée dans sa région qu’elle ne quitterai pour rien au monde, couvre les sols, plafonds et murs d’un parking de la ville de dix-huit paires d’yeux de Barbie ! Et se lance dans sa dernière et très belle série d’oeuvres dévoilées cet hiver. Elargissement du regard… Des plans. Natacha Lesueur ose, cette fois le corps. Dans sa totalité. Son intégralité. Mais les jeux de cache-cache, d’attraction-répulsion se poursuivent. Simulacres subtils. Dérèglement des sens. Sur des canapés ou des couvertures, de jeunes femmes sont allongées. Le visage toujours dissimulé. Les membres dans des positions équivoques. Une partie du corps dénudé a été livré à on ne sait quel supplice. Des cataplasmes de moutarde laissent, en effet, comme un coup de soleil ou de fer, les traces rouges et vertes des premiers tests optiques. Perversion encore de la nourriture. Plus sournoise, peut-être. Plus indicible, en tous cas. On ne sait plus où commencent et se termine le vrai du faux, le plaisir de la torture. La vie et la mort. Corps martyrs abandonnés ou dans l’abandon, sorte de crimes rituels dont le « cadrage noir renvoie aux constats de police », avoue l’artiste. C’est un fait, Natacha Lesueur a l’art de troubler la vision, de la provoquer, de la frustrer aussi. Avec une infinie patience, un savant mélange de culture et de perturbation des règles, elle invente un univers terriblement fascinant qui affronte le réel pour mieux le questionner. Avec des armes aussi singulières qu’efficaces.
Anne Kerner
Image tirée du site de l’artiste.